« J’ai découvert tout le potentiel de transformation que l'art porte en lui !»
Tumaco, une région oubliée de Colombie et une jeunesse sans horizon face à la guérilla et au trafic de drogue : c’est ici que la théologienne et hispaniste Uli Purrer a accompagné, dans le cadre du Centro Afro Juvenil, des jeunes qui grandissent dans un environnement marqué par la précarité et les violences. Elle y a vécu beaucoup de choses effrayantes, et en a retenu d’autres bien plus positives. Elle revient ici sur son engagement de longue durée à leurs côtés.
Comundo : Uli Purrer, après dix ans d'engagement avec Comundo au Centro Afro Juvenil, c'est maintenant la fin d'une tranche de vie. Comment te sens-tu ?
Uli Purrer : C'est effectivement la fin d'une tranche de vie. Mais regarder en arrière me rend également fière : tout ce que l’on a créé, tous ces résultats sont formidablement riches ! Certes, il est l’heure de penser au départ, mais je ne quitte pas Tumaco du jour au lendemain. Je resterai encore deux ans sur place sans être employée par Comundo, pour transmettre progressivement mes tâches au Centro Afro Juvenil et consolider certaines relations institutionnelles.
Revenons tout d'abord sur les débuts de ton engagement : quelle était ta motivation pour t’investir dans la coopération au développement par l’échange de personnes, la CEP ?
J'ai souhaité m'engager dans une région, un lieu, auprès d’un groupe de personnes et sur une longue période, pour tracer un chemin avec eux. La CEP permet de développer des rêves et de trouver des solutions ensemble, sur un pied d'égalité avec les gens.
Tumaco est une ville oubliée par l'État, marquée par les violences et la précarité. Quels ont été tes premiers sentiments quand tu es arrivée là-bas ?
Dès le début, cette société imprégnée de violences a constitué un défi. Les gens parlaient souvent des acteurs armés, mais toujours en filigrane, sans nommer ces groupes. Quand on vient de l'extérieur, on ne comprend pas du tout ce qui se passe. On est tendu, il faut faire attention, ne rien faire de mal. Durant ces dix ans, il y a eu beaucoup de morts, des explosions de grenades, des attentats à la bombe, des fusillades la nuit. J'ai vite compris qu'ici il fallait respecter certaines règles du jeu et qu'il fallait apprendre à les connaître en parlant avec les gens. Mais en même temps, j'ai senti qu'il y avait aussi beaucoup de potentiel.
A Tumaco, tu vis dans une petite maison en bois, un temps sans eau et sans électricité, près du Centro Afro Juvenil. Une forme d'habitation plus que modeste, non ?
Depuis le début j'ai trouvé que cette modeste petite maison me convenait parfaitement, et j'y vis encore aujourd'hui. C'était l'attente de mon organisation partenaire que de loger sur place dans le quartier, et mon propre souhait. Ici, j’ai renoncé à beaucoup de confort, mais ça m’a aussi donné la possibilité de vraiment m’intégrer dans le voisinage, d'égal à égal.
Quel était l'objectif de ton engagement auprès du Centro Afro Juvenil ?
Le descriptif du poste stipulait que l'objectif était de proposer aux jeunes de la rue une animation jeunesse en milieu ouvert, et de construire avec eux des espaces créatifs où ils pourraient passer leur temps libre. L'objectif était de développer ensemble des alternatives aux conflits armés, au trafic de drogue, à la prostitution, etc.
Très honnêtement, n'aurait-on pas pu engager pour ce travail social quelqu'un de Colombie ?
Mon organisation partenaire, le diocèse de Tumaco, tenait à ce que quelqu'un d'étranger vienne faire ce travail social. Parce que dans ce contexte de conflit armé, la présence d'une étrangère, dont la couleur de peau claire est visiblement différente, offre une sorte de protection. Mes collègues afro-colombiennes sur place sont plus vulnérables et plus exposées. Un groupe armé ne s'attaque pas aussi facilement à une organisation qui travaille avec une étrangère.
«La CEP permet de développer des rêves et de trouver des solutions ensemble, sur un pied d'égalité avec les gens.»
Que signifiait pour toi, étrangère, d'être active dans cet environnement marqué par les violences ? Quelles ont été les difficultés vécues ou les avantages que tu en as retiré ?
La rencontre de cultures et de personnes différentes est toujours un enrichissement, car on découvre d'autres façons de procéder. Avec mon regard extérieur, j'ai pu donner de nouvelles impulsions. Moi-même, j'ai pu grandir dans la paix, je sais qu'elle existe vraiment. Pour les jeunes de Tumaco c'est différent, ils ont grandi dans la guerre. Moi je suis née en RDA, j'ai vécu la chute du mur de Berlin en 1989 et cela a changé ma vie. J'ai vu des milliers de personnes descendre dans la rue et faire tomber un régime sans qu'aucune balle ne soit tirée. Et je pense que j'ai pu transmettre ce témoignage de vie à Tumaco, où de nombreuses personnes ont grandi avec la conviction que la violence était la seule solution.
Quels ont été les plus grands défis que tu as dû relever, au début, dans ton travail avec les jeunes ?
L'omniprésence de la violence est profondément ancrée chez les enfants et les adolescent·e·s. Ici, les moindres conflits se règlent par des bagarres, la violence ou des paroles blessantes. C'était aussi le cas au Centro Afro Juvenil et nous avons essayé de changer cela petit à petit, à force de patience. Avec le recul, je constate que nous avons pu créer un lieu où les enfants se sentent en sécurité et acceptés. Nous avons également réussi à convaincre certains d’entre eux qui avaient déjà un pied dans un groupe armé de participer à nos projets culturels.
Tu as mis en place d'innombrables projets et activités avec les enfants et les jeunes. Quels ont été pour toi les moments les plus forts ?
Au début, je ne m'attendais pas à ce que nous fassions autant de projets culturels au centre. Ce n'est pas mon point fort personnel. Et puis une troupe de danse, un groupe de cirque et un autre de hip-hop sont apparus, tous véhiculant des messages sociaux et sociétaux dans leurs productions. Ça a été pour moi une découverte du grand potentiel de transformation que peut avoir l'art ! La musique hip-hop, en particulier, est très appréciée des jeunes d’ici. Lorsque nous écrivons les chansons avec le groupe, il s'agit d'anticiper une analyse de la société et de réfléchir à ce que nous chantons : ce que nous revendiquons, avec quel message nous nous adressons au public.
Et vous avez réussi à convaincre les jeunes de mobiliser leur envie et leur plaisir de s'exprimer artistiquement, ensemble et dans la durée avec vous ?
Fin 2021, les rappeurs d'AfroMiTu ont prouvé que leurs rêves pouvaient devenir réalité. Avec leur chanson "Respeto a la vida" / "Respecte la vie", ils ont réussi à se classer dans les 20 premiers, parmi 600 candidats, d'un concours international de chansons. Ils ont ensuite été invités à Berlin dans un studio d'enregistrement. C’est proprement incroyable que ces jeunes aient pu devenir du jour au lendemain la voix de la paix à Tumaco, et que leur réputation ait débordé de la ville, de la région et même de la Colombie ! Ces jeunes se sont dépassés, alors même que leur démarche de s'adresser au public avec des textes socialement critiques est des plus courageuses.
Est-ce que ça a généré des situations dangereuses ?
Je me souviens de leur première apparition publique avec la chanson "Decimos No a la violencia", "Nous disons Non à la violence", qui mentionne explicitement les groupes armés et l'échec de l'État. Les jeunes sont montés sur scène et m'ont regardé parce que, en arrière-plan, il y avait d'un côté les policiers et les soldats, et de l'autre les guérilleros des FARC. Ils étaient là, ne sachant pas s'ils devaient chanter. Et ils l'ont fait. Il est évidemment dangereux de s'exprimer en public de manière aussi critique. C'est pourquoi nous veillons toujours à ce que des acteurs internationaux soient présents, que l'ONU ou l'Eglise catholique soient sur place, afin que les jeunes puissent se produire sans danger.
Au cours de ces dix années d'engagement, tu as vu grandir et tu as accompagné de nombreux enfants et adolescent·e·s. Quelle relation as-tu établie avec eux ?
Avec certain·e·s, j'ai pu connaître relativement en profondeur leur environnement familial et j'y ai vu des situations terribles d'abus, de violences, de pertes, de peur... De nombreuses familles ont été expulsées, ont pu reconstruire leur vie puis ont été expulsées à nouveau de leurs terres. Il y a des mères qui cherchent depuis des décennies leurs enfants disparus dans le conflit armé, elles aimeraient pouvoir les enterrer, juste cela. Connaître leurs histoires, avoir vu leurs larmes, m'être recueillie sur une tombe avec elles, tout cela me lie à ces gens. Même si je quitte Tumaco un jour, ce souvenir ne me quittera jamais. Cela m'oblige aussi à continuer à parler de la Colombie et à faire en sorte que le monde n'oublie pas Tumaco.
As-tu déjà atteint un point où tu étais si désespérée que tu pensais que tout cela ne servait à rien, par exemple lorsqu'un nouveau jeune homme se faisait assassiner, ou qu'une nouvelle jeune fille était violée ?
Il y a eu plusieurs fois où j’allais me coucher le soir en me posant exactement cette question. Je pense par exemple à John, un toxicomane que j'ai accompagné très longtemps. Il n'avait pas de famille pour le soutenir. J'étais sa personne de contact et je l'ai amené à plusieurs reprises à l'hôpital. J'ai même réussi à le placer dans un projet de réinsertion à Cali. Et il a réussi à s'éloigner de la drogue. Lorsqu'il est revenu à Tumaco, six mois plus tard, il a été assassiné après deux jours seulement. C'était terrible pour moi. Nous l'avons mis en bière et la famille, qui n'a jamais vraiment été là pour lui, a voulu que je fasse l'éloge funèbre. Je me suis retrouvée à côté du cercueil et je ne savais pas non plus où me mettre. Ce sont des situations où l'on se sent impuissant. Mais j'ai vu les autres enfants et adolescent·e·s et j'ai à nouveau pris conscience de leur besoin, et que la vie, leur vie à eux, continuait. Ça m’a donné la force d'aller de l'avant.
Et tes meilleurs moments personnels ?
J’ai été à chaque fois particulièrement heureuse de voir des jeunes issu·e·s de milieux difficiles obtenir un diplôme universitaire et revenir à Tumaco, comme psychologue ou agronome par exemple. Je suis incroyablement fière, car je sais que j'ai ma part dans cette voie qu'ils ont eux-mêmes empruntée avec succès. Également de voir des jeunes arrivé·e·s il y a dix ans en tant qu'adolescent·e·s, être devenu·e·s des leaders communautaires et guider à leur tour les plus jeunes. Cela me donne le sentiment qu'une graine est en train de germer et qu'une nouvelle génération prend ses responsabilités, pas seulement au Centro Afro Juvenil, mais bien au-delà. Lorsqu'ils descendent dans la rue pour manifester sur des thèmes politiques ou font un pas dans le monde professionnel, ils sont des acteurs à part entière de leur région et des protagonistes de leur destin.
Je suis heureuse de voir des jeunes arrivé·e·s il y a dix ans en tant qu'adolescent·e·s être devenu·e·s des leaders communautaires et guider à leur tour les plus jeunes .»
Qu'adviendra-t-il du Centro Afro Juvenil lorsque tu ne seras plus là ?
Ces dernières années, une équipe de coordination s'est formée avec des jeunes femmes de Tumaco, et je leur fais entière confiance pour continuer à gérer ce centre. Je suis très heureuse de pouvoir rester encore un peu, mais je constate aussi qu'il est bon de partir, que les structures ne soient pas dépendantes de moi, car c'est justement l’un des buts de la CEP.
Et toi, quels sont tes projets pour l'avenir ?
Je peux tout à fait m'imaginer retourner en Allemagne à moyen terme. Je ne sais pas si ce sera pour toujours, je verrai bien. En Allemagne aussi, il y a des marges sociales et des gens qui sont oubliés et laissés pour compte. Je suis convaincue que je peux aussi leur apporter quelque chose en Allemagne.
Ulrike Purrer
De 2012 à 2022, la théologienne et hispaniste Uli Purrer a aidé des enfants et des jeunes touché·e·s par la précarité, l'exclusion et les violences, à trouver de nouvelles voies pour une vie autonome et non violente.
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