Disparitions forcées : des témoignages décisifs
Laura Florez, anthropologue, s’est engagée en 2019 avec Comundo à Buenaventura, en Colombie. Avec son organisation partenaire FUNDESCODES et d’autres organisations en réseau , elle y a étudié l’écosystème de l’estuaire de San Antonio, collecté des témoignages de la population civile et documenté, pour la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), des disparitions de victimes des groupes armés. Suite à un long processus de lobbying et sur la base de leur travail, la JEP a pris en février une mesure provisionnelle qui empêche le déplacement de terres dans tout l’estuaire. Un précédent qui pourrait faire jurisprudence sur tout le territoire national. Laura nous explique ce succès.
À Buenaventura en 2019, derrière le portrait du leader communautaire local Don Temistocles Machado, Laura Flórez et son mari (à gauche sur la photo) en compagnie de Yina Avella et d’un collaborateur d’Amnesty International Suisse. Photo : Comundo
Revenue depuis près de 3 ans de mon engagement pour Comundo à Buenaventura en Colombie, auprès de l’organisation partenaire FUNDESCODES, j’ai gardé d’excellents contacts sur place avec de nombreux collègues et partenaires œuvrant ensemble au sein d’un réseau de 11 organisations et associations locales, régionales et nationales*. Toutes se sont battues pour documenter et cartographier les témoignages permettant notamment aux familles des 761 personnes disparues (chiffres du CICR) depuis la seule mise en œuvre des accords de paix en 2017, victimes de violences perpétrées par les groupes armés, de connaître un pan de la vérité concernant leurs disparu·e·s, mais surtout d’accéder aux mécanismes de justice transitionnelle. Un projet ambitieux, complexe et multiforme, qui mêle procès, recherche de la vérité, réparations, réformes foncières, droits des populations indigènes, recherche des disparus, réintégration des ex-combattants, initiatives de réconciliation, travaux de mémoire, etc., dans un contexte politique polarisé. Et j’ai reçu il y a quelques jours d'excellentes nouvelles de Buenaventura !
Buenaventura, ville de près d’un demi-million d’habitants, située dans le département Valle del Cauca sur la côte Pacifique, est le plus important port maritime du pays. Et donc un enjeu important pour les groupes armés qui se financent massivement par le trafic de drogue. L’une de nos hypothèses de travail, étayée par de nombreux témoignages et sources concordantes, était que l'Estero de San Antonio, son estuaire long de plusieurs kilomètres et doté d’un complexe de multiples bras latéraux, aurait été l’un des lieux où les groupes armés se débarrassaient du corps de leurs victimes.
Une grande victoire !
L’une de nos partenaires au sein du réseau, Marta Giraldo, du Movimiento Nacional de Víctimas de Crímenes de Estado (MOVICE) à Cali et de la Coorporación Plural, m'a écrit pour me dire que le travail que nous avions effectué à Buenaventura a remporté, en février 2022, une victoire sans précédent : une mesure de précaution vient en effet d’être émise par la Jurisdiccion Especial para la Paz (JEP), qui empêche le déplacement de terres dans tout l'Estero de San Antonio, ceci pour pouvoir déterminer s’il s’y trouve des corps immergés de personnes disparues. Une grande victoire qui me réjouit à plusieurs titres !
D’une part parce que j’ai modestement pu y contribuer durant mon engagement avec Comundo de septembre 2019 à décembre 2020, lorsque j'ai entamé un travail de documentation et de contextualisation de cet écosystème, étudié la manière dont il structure l'espace urbain de Buenaventura et comment il pouvait être utilisé par les acteurs armés dans leurs activités criminelles d'assassinats, de tortures, d'enlèvements, de trafic de drogue et autres exactions.
Des témoignages décisifs
Mais le plus important, c’est que cette mesure a été prise sur la base des témoignages que les membres de notre réseau d’organisations sociales avions rassemblés et documentés auprès de familles de victimes et d’habitants de la zone. Tels que celui-ci par exemple : un leader communautaire nous avait révélé en 2019 que les membres de sa communauté avaient dû passer des nuits entières à entendre les cris de personnes torturées, qui se sont avérés provenir de deux « maisons de découpe », près des rives de l’Estero, dans lesquelles les corps de victimes étaient démembrés...
En d'autres termes, il n'y avait aucune preuve matérielle ou médico-légale permettant d'assurer que des corps étaient immergés dans l'Estero. Mais notre travail commun de documentation et de plaidoyer a permis d'apporter des arguments suffisants.
"C’est donc une grande victoire que des témoignages de la population civile, et notre travail de collecte et de documentation de ceux-ci, soient ainsi reconnus comme une source décisive pour l'accès à la justice". Laura Florez
Et une victoire pour le travail en réseau entre organisations locales, régionales et nationales, certaines soutenues par des organismes internationaux comme Comundo ou le bureau colombien du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, qui prouve ainsi qu’il peut avoir un impact significatif sur le système de justice transitionnelle en Colombie.
Une victoire qui fera, c’est souhaitable, jurisprudence sur tout le territoire national : selon l'Instituto de Hidrología, Meteorología y Estudios Ambientales (IDEAM), les trois-quarts (74%) du territoire national colombien sont composés de bassins d’eau, similaires à l'Estero de San Antonio de Buenaventura. Un précédent qui pourrait donc faire surgir, de nombreux hauts-fonds, des éléments qui permettront de rendre justice aux familles des personnes disparues, et de continuer d’avancer sur ce long chemin qui mènera la Colombie vers la paix. Une culture de paix qui reste la priorité de l’engagement de Comundo en Colombie, aux côtés de la défense et de la protection des droits humains et des victimes de conflits.
* Le réseau d’associations, organisations et institutions, est constitué de :
Fundación Progreso y Paz (PRO&PAZ), Fundación Sueños Reales, Corporación Centro de Estudios Étnicos, Fundación Paz y Reconciliación, Corporación Centro de Pastoral Afrocolombiana (CEPAC), Capilla de la Memoria Buenaventura, Asociación Nacional de Pescadores Artesanales de Colombia, Proceso de Comunidades Negras (PCN), Corporación Plural, Corporación Memoria Paz, Movimiento Nacional de Víctimas de Crímenes de Estado (MOVICE), et Marisol Congolino Rey (parent d’une personne disparue).
Un groupe de jeunes porte ses revendications lors d’une marche pour la paix à Buenaventura en 2019. Photo : Danelly Estupiñan
Comundo en Colombie
En Colombie, Comundo soutient la construction de la paix par la promotion de processus de réconciliation, la défense des droits humains, ainsi que l’accompagnement et le soutien aux victimes de violence. Les communautés locales doivent parvenir à surmonter les conflits et la violence et à défendre leurs droits.