Colombie : recrutements irréguliers ou forcés
L’armée colombienne avait annoncé sa volonté de recruter, en 2021, 71'000 jeunes hommes. Une décision qui va à l’encontre du contexte de mise en place des accords de paix de la Havane de 2016. De leur côté, les groupes armés illégaux eux aussi cherchent à gonfler leurs effectifs, en enrôlant jeunes femmes et hommes, parfois mineur·e·s. Résultat : la jeunesse, surtout celle des quartiers défavorisés et des territoires ruraux vulnérables, se retrouve en péril. Et plus encore en cette période électorale. Ensemble, Yina Avella et François de Riedmatten, nous vous en disons plus sur cette injustice qui pénalise et terrifie une population déjà fragile.
Nous : Yina Avella, juriste neuchâteloise et François de Riedmatten, journaliste valaisan, tous deux coopérant·e·s de Comundo, nous nous sommes retrouvés dans le cadre d’un projet commun avec nos organisations partenaires respectives, Justapaz et Casitas Biblicas, à travailler sur le thème du recrutement irrégulier par l’armée colombienne ou forcé par les guérillas et groupes armés. Moi, Yina j’ai pour projet de renforcer les stratégies de prévention des violences et du recrutement des enfants et des jeunes ; et pour ma part, François, je développe des stratégies de communication visant à mieux sensibiliser les jeunes à leurs droits. Ensemble, nous vous livrons un premier témoignage de notre travail en commun.
Pour en savoir plus:
1. L’objection de conscience, un droit fondamental
“Nadie será obligado a actuar en contra de su propia conciencia…Personne n’est obligé d’agir contre sa conscience”.
Une phrase qui peut paraître évidente et même banale dans certains pays. Mais ici, en Colombie, ce rappel prend tout son sens.
Si l’engagement dans l’armée n’est pas illégal en soi, ce sont bien les procédures et stratégies utilisées qui peuvent être, parfois, irrégulières. Avec un objectif visant l’enrôlement de 71'000 nouveaux jeunes hommes dans ses rangs en 2021, l’Armée a organisé 4 journées nationales de recrutement massif et il semblerait, d’après les accusations de nombreux jeunes à travers le pays, que des procédures irrégulières, bafouant leurs droits, aient été commises.
Pièces d’identité confisquées
Les soldats, apparemment, leur demanderaient leurs pièces d’identité puis les conserveraient avant de les enjoindre à aller directement au bataillon de l’armée pour les récupérer. Une fois à l’intérieur du bataillon, les soldats prétendraient que les jeunes sont arrivés « volontairement » pour s’engager dans l’armée. D’autres sont parfois arrêtés dans une station de bus et amenés dans un camion de l’armée au bataillon pour être incorporés. Chose qui est illégale et peut être considérée comme une détention arbitraire.
Plusieurs d’entre eux ont demandé un soutien juridique à des organisations de défense des droits humains comme Justapaz.
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« Je veux jouer de la guitare, pas du fusil ! »
Pedro* a 20 ans. Mais pour les militaires qui l’arrêtent dans les stations de bus, il en a 17. Oui, Pedro ment sur son âge. Pour survivre, car l’armée colombienne ne recrute que parmi des jeunes majeurs. Et parce qu’il ne veut pas être enrôlé de force dans un des plus longs et violents conflits que l’Histoire, avec un grand H, n’ait jamais connus. Il nous dévoile son quotidien entre peurs et anxiété mais aussi partage et musique.
(*nom d’emprunt)
2. Des parents inquiets
Le recrutement irrégulier : une situation qui met en péril la jeunesse du pays. Et dont les répercutions se font sentir jusque dans les familles. Les parents se sentent démunis face à cette situation. Sans outils à leur disposition, ils ne savent pas comment protéger leurs enfants.
C’est par une sensibilisation à leurs droits et aux procédures de l’Armée que les parents seront à même de guider leurs garçons face à une situation de « batida por invitación ». Ces « rafles sur invitation » (traduction littérale) sont souvent menées par un groupe de soldats dans des endroits très fréquentés de la ville (stations de bus, parcs, grandes avenues, zones commerciales). Ils les y arrêtent et leur demandent leurs papiers d’identité.
Et là, malheur à ceux qui n’ont pas réglé leur situation militaire. Les soldats leur prendront leurs documents officiels et leur donneront une lettre de « citation » à se rendre au bataillon pour éclaircir leur statut militaire. Une manière pour les autorités d’exercer une mainmise sur ces jeunes. Car en vérité, il ne s’agit que d’une invitation sur base volontaire et non pas d’une obligation. Mais la plupart d’entre eux ne le savent pas. Et l’armée se garde bien de le leur préciser.
3. La prévention comme rempart
Le recrutement irrégulier par l’Armée colombienne se déroule principalement dans les zones urbaines et pauvres des grandes villes comme Bogotá. Rien que pour février 2022, plusieurs organisations ont dénoncé l’autorisation présumée qu’aurait donnée Transmilenio* pour permettre à l’Armée d’entrer dans ses stations et d’y réaliser des « journées d’information » afin de résoudre la situation militaire des jeunes.
*Entreprise privée bénéficiant en partie de l’argent de l’État pour son fonctionnement dans le système de transports massifs à Bogotá et Soacha
Sensibiliser davantage
Le danger que les soldats ne fassent pas uniquement de l’information mais tentent de recruter des jeunes est donc bien réel. Une stratégie qui violerait plusieurs droits. Principalement ceux de la population entre 18 ans et 24 ans, soit un pourcentage élevé des usagers du Transmilenio. De plus, l’autorisation pour faire ces journées d’information est principalement donnée pour intervenir dans les stations où l’on retrouve surtout des jeunes issus des quartiers marginaux de Bogotá, soit ceux en situation de pauvreté.
Pour tenter d’enrayer ce phénomène Justapaz, l’organisation partenaire de Comundo, les soutient avec un appui juridique, mais pas seulement. Des ateliers de sensibilisation à leurs droits ont aussi lieu. Autant de remparts pour sauver les jeunes de ces tentatives de recrutement irrégulières.
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4. Les groupes armés illégaux recrutent également, mais aussi des mineur·e·s
En Colombie, le conflit armé perdure. Les groupes paramilitaires, guérillas, bandes armées illégales et l’armée se livrent une guerre depuis plus de 60 ans. Et ce, le plus souvent, dans les zones rurales très proches d’où résident bon nombre de civils. Du coup, des jeunes femmes et hommes recruté·e·s à même les villes vont alors venir grossir les rangs d’une armée nationale en lutte contre les groupes armés illégaux à travers tout le pays, mais surtout dans les zones rurales.
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« Maquinas de guerra »
D’après le parlementaire Ivan Cépeda, durant le gouvernement du président Iván Duque, au moins 22 mineur·e·s auraient trouvé la mort dans des bombardements effectués par l’Armée à l’encontre des groupes armés illégaux. Âgé·e·s entre 10 et 17 ans, ils et elles doivent être considéré·e·s comme des victimes du conflit selon le droit international, pour avoir été recruté·e·s de force. Pourtant, aux dires du Ministre de la Défense, ces enfants sont simplement des « machines de guerre ».
Des milliers de mineurs affectés par la guerre
D’après le CICR, au cours du premier semestre de l’année dernière, 21 mineur·e·s auraient été victimes d’engins explosifs. Selon la COALICO (Coalición contra la vinculación de niños, niñas y jóvenes al conflicto armado en Colombia), au courant de l’année 2021 plus de 5’000 mineur·e·s ont été affecté·e·s soit par des bombardements, soit par des attaques contre des écoles, des hôpitaux et d’autres biens civils. Au moins 151 cas de mineur·e·s recruté·e·s de force par des groupes armés illégaux ont été recensé·e·s.
Un vif exemple de ce conflit se trouve au Chocó, un département situé sur la côte pacifique de la Colombie. Le contrôle sur ce territoire riche en ressources naturelles, mais aussi en axes routiers stratégiques pour le trafic de drogue, est tout spécialement convoité par les groupes armés.
Plus de 300 familles déplacées
Les affrontements entre la guérilla de l’ELN*, le Clan del Golfo* et l’Armée se déroulent très souvent au cœur des territoires des communautés afro colombiennes et indigènes. Résultat : au mois de février 2022, plus de 300 familles ont été déplacées de force et 39 communautés se sont retrouvées en situation de confinement à cause des affrontements entre le « Clan del Golfo » et l’ELN.
De plus, d’après plusieurs organisations sociales régionales, le phénomène du recrutement forcé et l’utilisation des enfants et des jeunes se seraient intensifiés avec l’escalade des affrontements et du conflit entre ces groupes armés.
*Ejercito de Libéracion Nacional, désormais la plus grande guérilla de Colombie.
*Clan del Golfo : Groupe paramilitaire et plus grand cartel de drogue.
5. Les jeunes se mobilisent au Chocó
Dans un pays, où de nombreux enfants et mineur·e·s trouvent la mort dans le cadre du conflit armé, il est indispensable de mener un exercice de sensibilisation autour des facteurs de risque qui conduisent au recrutement forcé. Exemple dans la capitale du département de Chocó, Quibdó, où un groupe de jeunes, appuyés par Justapaz, a organisé un Forum avec des candidats politiques au Parlement de la Colombie.
L’objectif est clair : générer un dialogue entre collectifs de jeunes et politiciens du département autour des thématiques qui touchent plus particulièrement les enfants et jeunes adultes. Des questions concernant les stratégies pour lutter contre le recrutement forcé, les garanties à leurs droits à l’éducation, la santé et l’employabilité, ont été posées par le public.
De bien maigres remparts face à une violence dont on ne compte plus les ravages auprès des jeunes et moins jeunes de la population colombienne. Mais des remparts tout de même pour enrayer une spirale de la violence en place depuis trop d’années, dans un pays enlisé dans un processus de paix qui ne trouve toujours pas sa place.
Rédaction: Cet article a été co-écrit par Yina Avella et François de Riedmatten.
De Yina Avella | 5 mai 2022 | Colombie
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François de Riedmatten
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En développant les capacités de communication de Casitas Biblicas et des personnes impliquées dans son action de transformation sociale, François de Riedmatten contribue à renforcer son impact durable en faveur d’une culture de paix basée sur le respect des droits humains, l’égalité et la justice.
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